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Channel: littérature italienne – Brumes, blog d'un lecteur
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Du style

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L’avantage des bibliothèques raisonnablement fournies, comme la mienne, c’est qu’en s’y perdant, on découvre, au gré du hasard, des textes fort intéressants. L’épaisseur du Zibaldone de Leopardi (2400 pages) interdit à peu près toute lecture suivie ; en revanche, elle offre matière à penser à qui le feuillette sans but. J’aime à flâner entre ses pages ; j’y ai pris cet extrait. Je rappelle que le Zibaldone n’est qu’un immense cahier de notes personnelles, un « mélange » non destiné à la publication.

On a observé depuis longtemps que, dans les républiques et les États, plus s’affaiblissent les véritables vertus, plus leur étalage et les manières flatteuses prennent de l’ampleur ; et, de même, que plus déclinent les lettres et les arts, plus les titres honorifiques décernés aux savants, aux lettrés ou à ceux qui passent alors pour tels, redoublent de magnificence. Il semble qu’il en aille également ainsi de la publication de livres. Plus le style devient médiocre, bas, grossier et bon marché, plus les éditions deviennent élégantes, superbes, luxueuses, et plus augmentent leur qualité et leur valeur. Regardez les actuelles publications françaises, même de simples brochures, des feuilles volantes : il semblerait qu’on pût ne rien faire de mieux dans le genre si les publications anglaises, même celles des pamphlets les plus éphémères, ne nous montraient une perfection bien supérieure. Considérez ensuite le style de ces ouvrages si bien imprimés : a priori, vous vous attendez à quelque chose d’une grande valeur, d’un grand raffinement, produit d’un art et d’un soin consommés. Malheureusement, l’art et le soin sont choses désormais ignorées et bannies par ceux qui font profession d’écrire des livres. Le souci du style ne les effleure même plus. Comparez maintenant les éditions des siècles passés et les divers styles de tous ces livres si modestement, si humblement et souvent si pauvrement – voire grossièrement – imprimés, avec les éditions et les styles modernes. Il ressortira de cette comparaison que les styles anciens et les éditions modernes semblent faits pour la postérité et l’éternité ; les styles modernes et les éditions anciennes pour le moment présent et presque pour le besoin de la cause.

(Même les éditions italiennes actuelles, bien qu’elles ne puissent soutenir la comparaison avec les éditions françaises ou anglaises, n’ont pas à la redouter avec toutes les autres, et sont mêmes certaines d’en sortir victorieuses. Et nombre de publications italiennes qui semblent ordinaires aujourd’hui auraient paru splendides au siècle dernier, magnifiques et princières aux siècles précédents.)

Nous avons cependant d’excellentes raisons de ne pas consacrer plus de soin au style des livres, vu la brève existence qu’ils auront de toute manière et ce malgré la qualité de leur impression. Si jamais l’espoir de l’immortalité fut quelque chose de chimérique, c’est bien le cas de nos jours pour l’écrivain. Trop de livres, bons, mauvais ou médiocres, sortent chaque jour : ils font fatalement oublier ceux qui sont parus la veille, fussent-ils excellents. Dans ce domaine, toutes les places réservées à l’immortalité sont déjà pourvues. Les classiques anciens conserveront celle qu’ils occupent, ou tout au moins on peut penser qu’ils ne mourront pas si vite. Mais en trouver une à présent, augmenter le nombre des immortels, je ne crois pas que ce soit encore possible. Aujourd’hui, le sort des livres ressemble à celui des insectes qu’on appelle éphémères : certaines espèces survivent quelques heures, certaines une nuit, d’autres trois ou quatre jours, mais il ne s’agit que de jours. En vérité, nous sommes aujourd’hui des voyageurs de passage ici-bas, des êtres caducs, des êtres d’un jour : en fleur le matin, fanés et desséchés le soir, nous risquons même de survivre à notre propre gloire et de durer plus longtemps que le souvenir que nous laisserons. Aujourd’hui, on peut dire avec plus de vérité que jamais : « Comme des feuilles, tel est le genre humain » (Iliade, 6, v.146). En effet, l’immortalité ne se refuse pas seulement aux seuls lettrés, mais, dans l’infinité des événements et des vicissitudes, à toutes les actions humaines, depuis que la civilisation, la vie de l’homme civilisé et les souvenirs historiques embrassent la terre entière. Je ne doute pas que d’ici deux cents ans le nom d’Achille, vainqueur de Troie, soit plus célèbre que celui de Napoléon, qui a vaincu et dominé le monde civilisé. Celui-ci se perdra dans la foule de ses pareils ; celui-là survivra pour s’être élevé bien avant lui ; il conservera le piédestal, l’éminence, qu’il occupe depuis tant de siècles. Par ailleurs, tout comme l’impossibilité d’atteindre l’immortalité justifie l’actuel relâchement du style dans les livres, ce relâchement, à son tour, empêche les livres eux-mêmes de devenir immortels. Écoutons ces mots remarquables et pleins de vérité de Buffon dans son Discours de réception à l’Académie française : « Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité ; la quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes ne sont pas de sûrs garants de l’immortalité. Si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s’ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors l’homme, le style est l’homme même. Le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, ni s’altérer. S’il est élevé, noble, sublime, l’auteur sera également admiré dans tous les temps. » À ces mots, j’ajouterai que lors même que les mains qui enlèvent les idées ne sont pas plus habiles en matière de style – comme à présent et dans l’avenir il est fort douteux qu’elles le soient – le livre n’en périra pas moins, car on ne trouvera en lui rien de plus que dans ses imitations, et probablement beaucoup moins (je parle du fond, et non du style). Ainsi les nouveaux livres feront-ils oublier et disparaître les anciens, ne serait-ce qu’en raison de leur nouveauté et de l’ancienneté des autres, comme peut en témoigner l’expérience de chaque jour. (Y compris pour les livres bien écrits, lorsqu’il s’agit de vérités scientifiques ; ainsi, quel savant lit encore les œuvres de Galilée aujourd’hui ?)

C’est sur cette observation de Buffon que je conclurai ces propos qui ne sont guère empreints de gaieté, et plutôt mélancoliques. (Recanati, 2 avril 1827)

(D’un autre côté, enfin, lorsque la négligence du style est universelle, il est inutile de s’appliquer à le rechercher individuellement, si quelqu’un savait ou voulait le faire. Car dans un tel contexte général, plus les choses sont rares, moins on les apprécie. Le public, précisément parce qu’il est négligent en la matière, et accoutumé à dédaigner une telle étude, n’a ni goût ni capacité pour sentir ou juger les beautés du style, ni en retirer du plaisir. Car certains plaisirs, et ils sont nombreux, ont besoin d’une sensibilité formée expressément à cela, et qui n’est pas innée ; d’une capacité de les ressentir qui s’acquiert. Pour celui qui ne la possède pas, ce ne sont en aucune façon des plaisirs. L’art le plus excellent ne serait pas connu ; le meilleur style ne se distinguerait pas du pire. Comme l’excellence même du style ne serait plus une voie vers l’immortalité, que les livres ne sauraient atteindre sans elle.)

(Aujourd’hui, beaucoup de livres, y compris ceux qui sont bien accueillis, durent moins de temps qu’il leur en faut pour rassembler les matériaux, les disposer, les composer et les écrire. Si l’on s’intéresse à la perfection du style, alors certainement leur durée de vie n’aurait aucune commune mesure avec celle de leur production ; ils seraient alors plus que jamais semblables aux éphémères qui vivent à l’état de larve et de nymphes l’espace d’une année, certains deux, d’autres trois, s’efforçant toujours d’arriver à l’état d’insectes ailés dans lequel ils ne durent pas plus de deux, trois ou quatre jours, selon les espèces ; et certains pas plus d’une seule nuit, tant et si bien qu’ils ne voient jamais le soleil ; d’autres encore, pas plus d’une, deux ou trois heures.)

Giacomo Leopardi, Zibaldone, Allia, 2003, pp. 1924-1926 (trad. Bertrand Schefer)


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